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Un époustouflant Cosi Fan Tutte à Lyon

Michel Dieuaide

Dans le très intime espace du Théâtre des Marronniers, à Lyon, l’association Brins de voix propose une version de chambre pour six solistes et un accordéon du drame « joyeux » de Mozart « Cosi fan tutte ». Thibaut Trosset en signe l’adaptation musicale, Pierre‑Alain Four et Fanny Mouren, la mise en scène. Un spectacle où la musique et les voix parviennent à résister aux discutables partis pris de la théâtralisation.


Rappelons brièvement l’intrigue. Manipulés par un vieil aristocrate sceptique et plutôt misogyne, deux jeunes militaires font le pari de mettre à l’épreuve la fidélité de leurs fiancées. Simulant un brusque départ pour la guerre, ils reviennent travestis en étrangers, et chacun se met à courtiser la fiancée de l’autre. Grâce à la complicité de la servante du vieil aristocrate, le stratagème réussit. Au moment où l’on s’apprête à célébrer deux faux mariages, les couples d’amoureux passent aux reproches et aux aveux. Ils finissent par se résigner à reconnaître la fragilité de leurs sentiments. Le final heureux est celui d’une comédie. Ainsi font-elles toutes… et tous aussi bien évidemment. Générale et douce-amère réconciliation.


De ce propos assurément simple, loin des subtilités raffinées de Marivaux et des déstabilisantes perversions de Sade, les metteurs en scène ont choisi, en souhaitant « faciliter l’accès à un public non initié », une option dramaturgique surprenante. Cosi fan tutte se présente comme une sitcom de série télévisée. Décor synthétique aux couleurs criantes de supermarché, costumes bigarrés de friperies foraines. Situations répétitives de bavardages sur canapé. Au-delà des appréciations esthétiques sur ce qui ressemble à un épisode de Plus belle la vie, toute possibilité de jeu se trouve contrainte et limitée à des clichés, des tics gestuels et des mimiques éculées. Confrontés à la musique qui préserve imperturbablement toutes ses nuances, ces choix théâtraux s’embourbent dans l’approximation et frisent souvent la vulgarité. Une certaine forme de mépris des spectateurs prend place, comme si la volonté de rendre un chef-d’œuvre plus accessible devait obligatoirement passer par l’évitement de toute subtilité.


Médiocre simulacre d’interprétation

Visiblement, les solistes semblent en souffrir, obligés qu’ils sont à ne produire qu’un médiocre simulacre d’interprétation de leurs personnages. Ils tentent vainement de prendre une distance humoristique en surjouant des situations primaires où, par exemple, les femmes se font bronzer et se vernissent les ongles, où les hommes lisent Lui, où tous boivent des cocktails. Ambiance de lotissement pavillonnaire, sans barbecue quand même. La critique sociologique ne décolle pas.

Toutefois, il faut dire, à la décharge des metteurs en scène que l’exiguïté du plateau ne leur permet pas de révéler au mieux leur parti pris pour le moins kitsch. On regrette vraiment que cette tentative risquée pour rendre l’opéra plus populaire ne trouve pas les moyens de nous séduire. Pourtant, même si leur qualité technique est insuffisante, les projections en français des textes chantés en italien et des séquences filmées et ironiques, qui permettent de suivre sans difficulté les raccourcis apportés à l’opéra initial, sont de belles idées. Celles-là, oui, vont à la rencontre d’un public non initié.


Malgré ce contexte, la plupart des chanteurs arrivent à tirer leur épingle du jeu. Surpassant les contraintes imposées par le déséquilibre permanent du mobilier gonflable du décor et les crissements désagréables de l’herbe plastique qui recouvre le sol, ils développent de belles voix lorsqu’ils sont debout et bien calés sur leurs pieds. Chaque fois que c’est possible, ils donnent de beaux moments de récital. Caroline Adoumbou en Fiordiligi délivre une voix raffinée, ronde et sensuelle. Mathilde Monfray en Despina, la servante, chante avec précision, espièglerie et légèreté. Jean‑Nicolas Lucien, en jeune fiancé, exprime d’un voix chaude et expressive les variations de son personnage, Guglielmo. Il faut mettre encore au crédit des solistes sans exception l’extrême précision avec laquelle ils chantent sans être dirigés les nombreux duos, trios, quatuors et sextuors de l’œuvre de Mozart. Leur complicité vocale fait merveille à entendre. Leur vivacité et leur agilité musicales réconfortent.


De l’accordéon avant toute chose

Enfin et heureusement, il y a ce qui presque à soi seul peut justifier d’aller voir ce spectacle : l’incroyable performance musicale de Thibaut Trosset à l’accordéon classique, dans l’adaptation de Cosi fan tutte dont il est l’auteur. Nous ne sommes pas prêts d’oublier l’entrée en scène de ce jeune homme pâle et frêle de vingt et un ans. Tout habillé de noir, portant des lunettes de la même couleur pour des raisons médicales, il s’est installé, guidé par une des solistes, dans la pénombre du plateau. Puis, concentré, il a joué par cœur, pendant une heure cinquante, sa partition. Époustouflante interprétation pendant laquelle on se prend à rêver aux tavernes de Vienne ou de Prague que Mozart aimait fréquenter, et où, bien avant l’invention de l’accordéon, il devait s’imprégner puis s’emparer de sonorités, de motifs d’instruments populaires de son époque.


Thibaut Trosset tire de son piano à bretelles, que le langage imagé appelle aussi boîte à chagrin ou boîte à frisson, des émotions rares, capables de faire oublier les insuffisances du jeu et de la mise en scène. Comme lui-même derrière ses lunettes noires, on s’est laissé aller à fermer les yeux pour recevoir pleinement les variations passionnées ou impertinentes, sensuelles ou sévères de la musique de Mozart. Souhaitons aux metteurs en scène, sans doute sur un espace scénique plus grand, de pouvoir revisiter leurs intentions dramaturgiques pour tenter de les déployer aussi magistralement que Thibaut Trosset déplie le soufflet de son accordéon. 


 
 

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